À quelques jours de la première de La peau d’Élisa à Vancouver, la Seizième a voulu en savoir un peu plus sur les dessous de ce texte finaliste au prix du Gouverneur général. Rencontre avec l’une des dramaturges contemporaines les plus prolifiques et les plus récompensées du Canada.
Vous avez écrit La Peau d’Élisa dans un contexte particulier. Pouvez-vous nous en parler?
En 1995, j’ai participé à un projet d’échange entre Bruxelles et Montréal*. Trois auteurs montréalais étaient invités, séparément, à passer une semaine à Bruxelles tandis que trois auteurs bruxellois ont séjourné à Montréal. Le thème du projet était « Écrire la ville ». Je devais m’inspirer de mon séjour à Bruxelles pour écrire quelque chose. Je me demandais bien ce que j’allais faire. Je ne m’intéressais pas à la ville pour son architecture, son urbanisme ou ses monuments. Ce qui m’intéressait, c’était les personnes qui l’habitaient et je cherchais un moyen de me rapprocher d’elles. C’est dans le train, en route vers Bruxelles, que j’ai eu l’idée de demander à des gens de me raconter une histoire d’amour qu’ils ont vécue dans la ville et de me la raconter précisément dans le lieu où elle s’est passée. J’ai ainsi rencontré une dizaine de personnes qui m’ont confié leurs souvenirs amoureux tout en me faisant découvrir différents lieux de Bruxelles. Une expérience vraiment extraordinaire.
Parmi les histoires qui vous ont été racontées, y en a-t-il une qui vous a particulièrement touchée?
Il y avait beaucoup de très belles histoires, mais je me souviens peut-être plus particulièrement de celle de Sigfried, l’amant qui perce un trou dans le toit de l’appartement. Je garde un souvenir spécial de la jeune femme qui m’a raconté cette histoire incroyable. Nous étions assises sur la terrasse d’un café et il faisait très beau. Il y avait quelque chose de magique dans ce bel après-midi ensoleillé du mois d’octobre. La jeune femme était de plus en plus émue à mesure qu’elle évoquait cet épisode extravagant de sa vie, et je pouvais voir dans ses yeux que, même si elle avait quitté depuis longtemps ce Siegfried un peu fou, elle avait encore pour lui beaucoup de tendresse et de fascination.
Vous avez signé une quinzaine de pièces de théâtre dans votre carrière, en plus de deux romans pour adolescents. Quelle place occupe pour vous La peau d’Élisa dans ce parcours?
La peau d’Élisa fait partie d’un 1er cycle dans mon écriture, qui se situe entre 1989 et 1999 et qui comprend Baby blues, Les quatre morts de Marie, La peau d’Élisa et Les sept jours de Simon Labrosse. Même si ces pièces sont très différentes les unes des autres, pour moi, elles font partie du même cycle parce qu’elles sont toutes construites autour d’un personnage central qui se débat pour trouver sa place, pour exister. Alice cherche sa place dans la lignée des femmes qui l’ont précédée, Marie cherche sa place dans le monde, Simon essaie de faire sa place dans la société à travers les métiers qu’il s’invente. Élisa, quant à elle, essaie d’exister par les mots, elle tente de rester en vie par les histoires qu’elle raconte. C’était à une époque, où je me débattais moi-même très fort pour exister comme auteure, pour me tailler une place sur les scènes, pour vivre par les mots.
Quels sont vos projets actuellement?
J’ai terminé récemment une nouvelle pièce dont le titre est Je pense à Yu. Je continue à peaufiner le texte et je prépare les différentes productions. La pièce va être créée à Montréal, à Paris, à Bruxelles et dans l’Ouest canadien, en anglais.
C’est une pièce qui comporte une partie documentaire, ce qui est nouveau pour moi. Elle s’inspire de la vie d’un journaliste chinois, Yu Dongyue, qui a été condamné à 17 ans de prison pour avoir lancé, avec deux camarades, de la peinture sur le portrait de Mao lors des événements de la Place Tienanmen. Le personnage principal, Madeleine, tombe sur un article de journal parlant de Yu et devient obsédée par son histoire. Il y aussi deux autres personnages : une jeune étudiante chinoise à qui Madeleine donne des leçons de français et un homme dans la cinquantaine marqué par un drame intime qui a bouleversé sa vie. La pièce est construite en tension entre ces trois personnages fictifs et le geste posé par trois hommes réels dans la Chine réelle de 1989.
Avez-vous des sources d’inspiration particulières?
On ne sait jamais comment surgissent les idées. L’histoire de ma dernière pièce, par exemple, m’est venue en lisant le journal. En général, j’essaie de m’ouvrir au monde qui m’entoure, de le laisser entrer en moi, de le laisser planter des petites graines. Il faut s’approprier le monde extérieur, car l’écriture, ça part de soi. Ce que j’écris doit s’ouvrir aux autres, mais sans faire abstraction de moi, de ma vérité profonde.
Selon vous, le rôle du dramaturge a-t-il évolué au cours des dernières décennies ? L’auteur cède-t-il trop de place à « l’artiste créateur », comme l’est Robert Lepage?
C’est vrai que l’artiste complet qui scénarise, met en scène et contrôle la scénographie est une tendance, mais ce n’est pas nouveau. J’ai commencé à écrire dans le milieu des années 80. Déjà, à ce moment-là, je me demandais si écrire des pièces n’était pas quelque chose de dépassé. Je voyais beaucoup de ces artistes créateurs qui font tout. Vingt ans plus tard, je suis toujours auteure et je continue à croire à la force des mots.
On a prédit plusieurs fois la mort du texte, mais je crois qu’il est encore et toujours à la base de la pratique théâtrale. Les « artistes créateurs » inventent des mondes scéniques fascinants, mais, pour moi, leur travail ne remplace pas la puissance et la beauté de la langue, la force de la poésie. Pour moi, le théâtre, c’est d’abord et avant tout le monde de la parole, un monde où les mots sont porteurs d’images.
*Le projet « Écrire la ville » était organisé conjointement par le Centre des auteurs dramatiques à Montréal et l’Atelier Sainte-Anne à Bruxelles.