Traducteur, metteur en scène et professeur, Paul Lefebvre est avant tout un passionné de théâtre. Après avoir occupé le poste d’adjoint au directeur artistique au Centre national des arts de 2001 à 2009, il a rejoint les rangs du Centre des auteurs dramatiques où il se consacre au développement et à la promotion des textes dramatiques francophones du Canada. La Seizième édition lui a demandé de décortiquer La liste de Jennifer Tremblay.
Selon vous, quel est le principal défi rencontré par un dramaturge aujourd’hui?
Le principal défi d’un auteur dramatique francophone canadien au 21e siècle est de trouver sa propre forme dramatique. Aux siècles précédents, les auteurs suivaient des modèles qui étaient bien établis. Aujourd’hui, il n’y a plus de formes artistiques dominantes, on assiste à une multiplication des formes. Les auteurs dramatiques ne peuvent plus se contenter d’inventer une histoire, ils doivent aussi trouver comment la raconter.
Remarquez-vous une tendance particulière dans la dramaturgie contemporaine?
Le théâtre est toujours un reflet des relations entre êtres humains et, au cours des dernières décennies, l’évolution des moyens de communication et l’émergence des médias sociaux ont énormément influencé notre rapport à l’autre. On a toujours cru que l’autre était essentiel à la vie d’un être humain, au cœur de sa survie et de son développement. Ce n’est plus aussi vrai aujourd’hui. Avec Internet, les gens pensent leur vie et leur travail de façon autonome. On peut travailler toute la journée seul devant son ordinateur, puis rentrer chez soi et se divertir seul devant sa télévision. Nous sommes de plus en plus indépendants et individualistes.
Cette réalité se reflète dans l’émergence d’un grand nombre de spectacles solos. Les solos ne sont pas nouveaux, mais par le passé, ils étaient en général plus courts, plus fragmentés, comme les contes urbains par exemple. Aujourd’hui on assiste à la création de nombreux solos de longue durée au propos très complexe, très dense. La liste de Jennifer Tremblay fait partie de ceux-ci, tout comme les solos de Robert Lepage (La face cachée de la lune, Le projet Andersen) ou, plus récemment, Seuls de Wajdi Mouawad. Ce sont des spectacles qui ont connu de grands succès et qui parlent bien de la réalité de notre temps.
On voit également apparaître de nouvelles formes dramatiques hybrides, à mi-chemin entre le récit et la prise de parole individuelle. Celles-ci sont influencées par les médias sociaux et la façon dont aujourd’hui, les gens vivent et se regardent vivre. Nous créons le propre narratif de nos vies sur Facebook, sur Twitter. Ces nouvelles formes sont à cette image : elles racontent une histoire, mais communiquent aussi des choses, des idées sur le monde.
Quelle place occupe La liste dans la dramaturgie québécoise?
Nous n’avons pas encore assez de recul pour répondre à cette question là. Cependant, on peut rattacher La liste à d’autres paroles, à d’autres tendances. En ce moment, on assiste à l’émergence d’une troisième génération de femmes dramaturges qui portent sur le monde un regard féminin sans s’excuser d’avoir un regard féminin, sans considérer qu’un regard féminin est nécessairement féministe. Elles ne sentent pas le besoin de mettre de l’avant leur identité de femmes, comme l’ont fait les pionnières du théâtre féminin au début des années 70 – Lise Vaillancourt, Paule Pelletier, Marie Savard – parce que leur identité est plus assumée, plus assurée. Jennifer Tremblay fait partie de cette génération, tout comme Évelyne de la Chenelière, Fanny Britt, Catherine Léger ou Sarah Bertiaume. Elles construisent un imaginaire qui est très important.
La liste se rattache aussi à l’émergence des grands solos et d’une écriture de l’individu. C’est une forme d’apparence facile, mais qui est difficile à maîtriser.
D’après vous, quels sont les éléments de La liste qui en font un tel succès?
Tout succès en théâtre vient du fait qu’une réalité humaine y est révélée avec justesse. Ce que La liste révèle, c’est la grande place qu’occupe la culpabilité dans nos vies. Aujourd’hui il y a très peu de règles qui nous dictent comment vivre avec les autres. La société occidentale a déjà été très rigide et quand tu faisais un faux pas, on te tapait sur les doigts. Aujourd’hui, ce n’est plus la société qui détermine la façon dont on devrait vivre notre vie, ce qui est juste et ce qui est mal, mais nous-mêmes. C’est une position difficile qui laisse une place énorme à la culpabilité. La pièce l’exprime très bien.
Jennifer Tremblay a également su créer un personnage complexe, doté d’un inconscient. La femme au centre de la pièce dit qu’elle se sent coupable et responsable de la mort de sa voisine. En même temps, lorsqu’on porte attention aux détails, aux gestes manqués, on se rend compte que sa négligence était mue par un inconscient très fort. Sa voisine, Caroline, incarne la liberté, une liberté qui est odieuse aux yeux de cette femme perfectionniste. L‘existence même de Caroline la remettait trop en question et une partie d’elle souhaitait que cette voisine disparaisse.
La liste est la première pièce de théâtre de Jennifer Tremblay. Est-ce courant qu’un premier texte soit aussi réussi?
Un premier texte qui allie à la fois un propos fort et une maîtrise de la forme, c’est plus rare, mais chez les vrais auteurs, dès le début, la personnalité est affirmée. Il peut y avoir des faiblesses, mais l’unicité de son regard sur le monde est là.
Il faut savoir que La liste a connu plusieurs versions, plusieurs réécritures. Durant ce travail, Jennifer Tremblay a cherché à développer un style et une forme en accord avec la façon dont fonctionne l’esprit humain. Le récit a un itinéraire morcelé, avec des sauts dans l’espace et dans le temps. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont elle a réussi à faire quelque chose de nouveau avec une forme assez convenue.
La liste de Jennifer Tremblay sera présentée au Studio 16 de Vancouver du 28 au 31 mars 2012. Pour plus d’information sur le spectacle, cliquez ici.